En mémoire de George Bondor
Notre collègue et ami George Bondor nous a quittés il y a quelques semaines. Philosophe engagé, esprit libre et généreux, il a profondément marqué notre réseau par sa présence à la fois discrète et lumineuse.
Dans ce texte, Corneliu Bilba, son ami de longue date et compagnon de route intellectuelle, lui rend hommage en retraçant son itinéraire de pensée, ses projets, et les contributions qu’il a apportées à la philosophie comme à nos échanges au sein du réseau.
Nous publions ce témoignage en sa mémoire, avec respect et reconnaissance.
George Bondor, né à Rădăuți-en-Bucovine (1972-2025) a été un philosophe roumain, professeur à la Faculté de Philosophie de l’Université Alexandru Ioan Cuza de Iasi (UAIC). Il a été directeur de l’Ecole doctorale entre 2017 et 2020, directeur scientifique du Centre de phénoménologie, herméneutique et philosophie pratique (https://centerhermeneutics.org/), éditeur et fondateur (2019) de la revue Meta. Research in Phenomenology, Hermeneutics and Practical Philosophy (www.metajournal.org), rédacteur en chef de la revue culturelle Timpul (2013-2017), directeur de la collection « Sophia » (Editions de l’Université de Iasi), membre de la Société roumaine de Phénoménologie, membre du Conseil du réseau OFFRES. Il a été chercheur invité à l’Albert-Ludwigs-Universität de Freiburg en tant que boursier Humboldt (mai 2006 – octobre 2007) ; il a fait des stages de recherches à Freiburg (2004, 2005, 2009, 2018), à Heidelberg (2011), à Lille (2003) et à Konstanz (2000).
Il était spécialiste de philosophie contemporaine ; sa thèse de doctorat avait eu comme sujet la philosophie de Nietzsche (2003, sous la direction de Stefan Afloroaei). Ses autres domaines d’intérêt et d’expertise étaient la phénoménologie, l’herméneutique et la philosophie pratique. Son livre principal, La danse des masques. Nietzsche et la philosophie de l’interprétation, a reçu le prix de l’Académie Roumaine, en 2010 (Humanitas, 2008, en roumain, https://humanitas.ro/humanitas/carte/dansul-mastilor). George Bondor a publié également Dossiers métaphysiques. Reconstruction herméneutique et histoire critique (2013, en roumain) et Le lieu métaphysique de l’Etranger (avec Stefan Afloroaei et Corneliu Bilba, 2003, en roumain). Il a dirigé plusieurs volumes collectifs (en roumain) : Les sens du corps (2011), Images et texte (avec Cristian Nae, 2012), Vérité herméneutique et lieux obscurs (avec Corneliu Bilba, 2008), L’idée européenne dans la philosophie roumaine III (avec Stefan Afloroaei, 2020), Qu’est-ce que penser autrement ? In Honorem Ștefan Afloroaei 70 (avec Petru Bejan et Corneliu Bilba, 2022) ; La phénoménologie des mondes intermédiaires (avec Ioan Mateiciuc, 2024).
Il a traduit le livre de Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique (avec Claudiu Tipurita, Polirom, 1997). Il a été directeur du projet de recherche La constitution de l’espace public. Une approche phénoménologique et herméneutique (CNCSIS 2009-2011) et co-directeur scientifique du projet l’Encyclopédie en ligne de la philosophie roumaine (https://romanian-philosophy.ro/). Il a participé en tant que membre à plusieurs projets internationaux et nationaux dont L’Etat de droit et le conflit des sources normatives. L’Europe et les Balkans (AUF, 2007-2008), L’idée européenne dans la philosophie roumaine (2004-2006), La représentation de l’Etranger dans la philosophie roumaine (2000-2002). Il a été directeur et organisateur principal de l’Université européenne d’été L’idée d’université. Education, tradition, émancipation (Iasi, 2012).
Parmi ses articles, on en retiendra quelques-uns qui peuvent être lus en ligne : „History as Macro-phenomenon: Heidegger and Gadamer” (The Palgrave Handbook of Macrophenomenology and Social Theory, https://doi.org/10.1007/978-3-031-34712-2_13), „Benjamin Fondane et la philosophie de la crise” (http://hermeneia.ro/wp-content/uploads/2019/12/19_Bondor_1.pdf), „Appearance, freedom and possible worlds: A Lesson from Nietzsche” (http://www.metajournal.org/articles_pdf/264-275-bondor-meta-2019-no1.pdf), „Le problème de la lecture chez Nietzsche. Éducation, philologie classique et critique de la modernité” (http://hermeneia.ro/wp-content/uploads/2016/08/02_Bondor-G.pdf), „Langage et valeurs. Les mécanismes du pouvoir chez Nietzsche” (http://www.metajournal.org/articles_pdf/264-275-bondor-meta-2019-no1.pdf); Nietzsche et les structures nihilistes de la culture européenne” (http://www.metajournal.org/articles_pdf/362-378-george-bondor-meta-6-tehno.pdf); „Le problème de la vérité dans Etre et Temps de Heidegger” (http://www.metajournal.org/articles_pdf/meta-i-1-2009-bondor.pdf), „La référence et les mondes possibles. Enjeux de l’interprétation et de la traduction” (http://hermeneia.ro/wp-content/uploads/2016/12/05_Bondor-G.pdf).
George avait fait ses études primaires et secondaires à Câmpulung Moldovenesc, ville de montagne dans les Carpates orientales. Sa formation universitaire a eu lieu à la Faculté de Philosophie de l’UAIC de Iasi. Il aurait pu être ingénieur, car il a passé l’examen d’admission à l’Université polytechnique ; il en a même suivi les cours, pour quelques jours. Mais il s’est rendu compte, très vite, que son projet alternatif était meilleur : il avait postulé également à la Faculté de Philosophie et avait été admis. Donc il a renoncé à la carrière technique et s’est dédié à l’étude et à la pratique de la philosophie.
Comme étudiant, George a fait partie d’une génération exceptionnelle. Au lycée, cette génération avait eu le privilège d’apprendre la philosophie dans l’esprit de la liberté nouvellement acquise en 1989. Au printemps 1990 on avait vu la sortie d’un nouveau manuel de philosophie, bon pour l’examen d’entrée à la faculté et pour l’enseignement au lycée ; il remplaçait l’ancien manuel marxiste-léniniste. Je me souviens que, pour entrer à l’université en 1990, j’avais appris par cœur ce nouveau manuel qui disait que tous les philosophes ne se sont pas forcément trompés… Je me souviens aussi que, dans mon groupe, on lisait la philosophie comme dans le temps de la tyrannie : en solitude, sans partage. Nos échanges de paroles étaient des mises au point techniques, sous la catégorie de l’intelligence (comme le dirait Eric Weil !). Pour George et pour sa génération (1991) ça a été différent. Leur choix pour la philosophie a été plus libre ; ils apprenaient la philosophie par la discussion. Discussion un peu naïve, sans doute, puisque reprise souvent sous la catégorie de la personnalité (cf. toujours E.W.), mais authentique et formative en tout cas. Ils philosophaient autour d’un verre, dans un nuage de fumée, en écoutant de la musique, en mettant un peu de philosophie dans leurs stratégies quotidiennes. C’est dans ce nouvel esprit de la présence en dialogue que George s’est formé : lorsqu’il a été recruté, il était le mieux préparé pour faire de la philosophie un destin librement choisi.
Nous avons été tous les deux les assistants du professeur Stefan Afloroaei, qui était notre directeur de thèse. Pendant nos années de formation, entre 1999 et 2007, nous avons partagé tous nos projets intellectuels. Lorsqu’on partait à l’étranger pour faire un long stage de recherche, on se chargeait des obligations institutionnelles l’un de l’autre, sans modifier notre agenda ; on doublait seulement notre volume de travail. En 2001 il a été à Konstanz, moi à Iasi ; en 2002 et 2003 lui à Iasi, moi à Lille ; en 2004 et 2005 lui à Freiburg, moi à Iasi ; en 2006 lui à Iasi, moi à Lille et à Lyon. En 2003 j’étais à Lille et j’ai pu arranger un stage de recherche pour lui, en mai. A cette occasion j’ai pu saisir son immense capacité d’apprendre : il était pour la première fois en France et il voulait s’imprégner de tout : voir, goûter, sentir, comparer, mesurer, juger, choisir… C’est à cette occasion qu’il a connu Mirna et Patrice Canivez et qu’il est entré dans le cercle de l’OFFRES. Ensuite, il a participé à plusieurs projets du réseau ; je me souviens de la rencontre de Iasi, en 2008, avec Ivan Vuković, Vladimir Milisvaljević, Arnaud François, Emilian Cioc… Après, il a partagé avec nous les expériences intellectuelles et humaines de plusieurs universités d’été : Ohrid (2011, atelier Exégèse et argumentation en philosophie), Iasi (2012, organisation de l’UEE L’idée de l’université), Bruxelles (2014, atelier Morales de la maladie, politiques de la santé), Prague (2017, conférence L’humain et le non-humain. Généalogie de la violence), Cluj (2018, conférence La référence et les mondes possibles). Je me rappelle surtout sa première UEE, celle organisée par Ana Dimiškovska, à Ohrid : le voyage en train de nuit de Iasi à Sofia, la balade de découverte à Sofia, le voyage en bus vers Skopje (et le retour à Sofia, avec Arnaud François !), les soirées amicales au bord du lac Ohrid, sa joie intellectuelle d’être parmi tant de philosophes de qualité, son équilibre mesuré dans les prises de positions…
En 2009 nous avons démarré le projet de la revue Méta. Research in Phenomenology, Hermeneutics and Practical Philosophy, en faisant équipe avec Stefan Afloroaei et Cristian Moisuc. Nous avons réussi très tôt à indexer la revue dans plusieurs bases de données importantes, et à maintenir un bon niveau, même sans ressources financières. Tenir la correspondance, mettre les textes en forme, monter la revue en ligne, gérer les relations avec l’environnement académique – nous avons tout fait, et on parle de 16 volumes à 2 numéros par an, totalisant à cette date 10000 pages ! On travaillait de manière très collégiale, mais on avait accordé à George un certain droit de véto dont il faisait usage de manière très discrète. Il avait donc la responsabilité principale et son travail était plus sollicitant et plus complexe. Il n’a jamais laissé entendre qu’il était surchargé. Et pourtant, dans les 5 dernières années il a organisé 5 colloques, codirigé 3 volumes collectifs, publié 20 articles ou chapitres, fait 29 communications scientifiques, géré la publication de 10 numéros de Méta, dirigé plusieurs doctorants dont 3 ont soutenu leur thèse. Au-delà de ces chiffres et de cette quantité, c’est la qualité de son engagement qui me semble impressionnante.
Dans les derniers temps George était moins présent dans les espaces de rencontre de la vie académique. Il se montrait seulement lorsqu’il y avait de problèmes à résoudre, car il avait un sens très spécial du devoir. Mais, en général, personne ne se fait de souci lorsque le philosophe est absent de l’espace public. Si on se pose la question, on se dit qu’il doit avoir à lire et à écrire, à réfléchir ou à se retirer loin de ceux qui exercent un pouvoir. On se dit qu’il cherche la sagesse, ou qu’il l’a retrouvée… En réalité, George était très seul parmi nous. Il avait des rapports de famille excellents et son amour pour Raluca, sa femme, était partagé : c’était la grande certitude de sa vie. Et pourtant, un jour de mars 2025, dans un exercice de solitude méthodique, George a voulu faire l’exégèse ultime de quelques mots de Nietzsche : “prendre congé de l’honneur, et exercer l’art difficile de s’en aller à temps”. Il n’a laissé aucun message, sauf la transformation de sa propre mort en discours. Sans George, le savoir est moins gai.
Brașov, mars 2025 Corneliu Bilba
Vous pouvez télécharger ce texte : George Bondor (in memoriam)
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
lomig (3 avril 2025). En mémoire de George Bondor. Réseau Offres - Organisation francophone pour la Formation et la recherche européenne en Sciences humaines. Consulté le 12 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13oef